Nourritures terrestres

Le réfectoire était presque désert : il était beaucoup trop tôt.
Clara avait l'habitude de se mêler aux quelques affamés précoces. D'une part, cela permettait d'éviter la queue ; d'autre part, elle pouvait lire sans recevoir ni nourriture ni brouhaha superflus.
Elle passa devant les cantinières, récupéra un plateau chargé d'aliments sains - elle n'aimait vraiment aucune nourriture servie au lycée, alors autant en profiter. Rajustant la brettelle de son sac qui manquait de tomber, elle se dirigea rapidement vers une table inoccupée et posa ses affaires.
Il y avait encore moins de monde que d'ordinaire. Que pouvaient bien faire des centaines d'élèves dans un lycée clos qui soit plus important que les traditionnels "cassages" en règle du midi ou les minauderies d'anorexique ? Clara réfléchit un instant puis décida qu'elle ne voulait pas le savoir.
Elle entreprit de caler L'anthropophagie au cinéma de 1950 à nos jours à l'aide d'un verre vide et, sa fourchette levée, commença sa lecture.

Charlie n'avait pas faim.
Non, la dernière chose qu'elle voulait, s'était d'aller se nourrir. Mais malheureusement, alors qu'elle se dirigeait vers le gymnase, en quête de repos mental, une surveillante l'avait envoyée de force au réfectoire ; "Tout le monde mange, un point c'est tout", lui avait-on martelé aux oreilles. Alors, la mort dans l'âme, elle prit un plateau garni d'une nourriture gerbatoire, et scruta le hall à la recherche de connaissances qui accepteraient de lui céder un bout de table. S'était en plus d'être agaçant, humiliant ; Ne pas avoir de groupe avec qui manger était synonyme de pestiférée. Elle repéra vite une jeune fille isolée, qu'elle avait déjà croisé plusieurs fois dans les couloirs mais sans lui avoir jamais parlé. Elle était plutôt jolie, étrangement...Innocente, dans cette jungle hideuse de pouffiasses (dé)colorées et de mâles en Ruth [Jesaispasl'écriresorry>.<]. Charlie n'avait pas spécialement envie de parler à quelqu'un, mais d'un autre côté elle souffrait de n'avoir personne avec qui discuter, ni même personne sur qui poser sa tête et pleurer... Les mains agitées de discrets tremblements, elle s'approcha de la jeune fille et se décida à lui parler.

-Je peux m'asseoir là ?"Demanda t-elle de son habituelle voix traînante et légèrement éraillée.

HJ : Rut^^

Clara leva les yeux sur une jeune fille pour le moins... destroy ? C'était sans doute le terme approprié. A dire vrai, elle avait l'air de sortir d'un film de Larry Clark. Elles s'étaient croisées quelques fois déjà, mais sans avoir le moindre contact. Elle avait l'air oppressé.
Clara eut un sourire instinctif : non pas qu'elle se sente spécialement en phase avec les goûts vestimentaires de la jeune fille. Seulement, il faisait parfois bon voir autre chose que des clones mini-jupencuirisés. Son sourire s'étendit, pour prendre la forme plus chaleureuse que lui faisait revêtir la sincérité.
Elle hocha la tête, désignant la chaise qui lui faisait face.

- Bien sûr.

Elle corna la page de son livre et le reposa près de son plateau. Ses sourcils se haussèrent légèrement pour conclure :

- D'autant que je m'en voudrais de te laisser apprécier seule le résultat de savantes prouesses gastronomiques.

Charlie lui adressa un petit sourire, et se laissa tomber sur la chaise que la jeune fille avait désignée. Elle sentait la peur s'engouffrer dans le vide qui avait longtemps contenu son coeur; comme à chaque fois qu'elle se retrouvait devant une inconnue. Son interlocutrice lança une remarque sur la nourriture qui fit esquisser un sourire à Charlie.

-Pour le prix qu'on paye, ils pourraient faire venir un chef cuisinier. Quelle bande de radins..."

Elle prit sa fourchette, et se mit à triturer la chose censée être une purée avec. Charlie détestait ce genre de situation, ou elle passait pour une pauvre coincée pseudo-rebelle. Autours d'elle, la salle était bondée et bruyante, elle distinguait les cris suraiguë de quelques garces qu'elle connaissait de vue, et les rires gras des adolescents boutonneux qui se voulaient cool. Pourquoi était-elle si loin de tout ça ? Était-elle si mauvaise ? Si repoussante ? Charlie soupira doucement, perdue dans ses pensées. Elle se rappela soudain de ses bonnes résolutions et du fait qu'une jeune fille soit en face d'elle, et effaça toute mélancolie de ses traits. Elle se composa un visage serein, et sourit à cette jeune inconnue.

-Au fait, comment tu t'appelles ?"Lui demanda t-elle soudain, pour briser le silence qui s'épaississait.

[HJ : Bon c'est toujours pas beaucoup mais je manquais d'inspi pour ce post...]

Clara eut un mouvement d'acquiecement muet à la remarque de la jeune fille sur la cuisine, mâtinée d'une expression à la "ne croyons pas trop en la bonté de l'être humain".

- Je m'appelle Clara.

Comparée à la voix un peu éraillée de son interlocutrice, la sienne était plutôt douce. Elle entreprit d'édifier une fourchettée de pseudo-purée quand un souvenir la frappa. Deux filles, dans un couloir, qui se riaient d'une silhouette aux cheveux fous.

- Et toi c'est Charlie, c'est ça ?

Elle se mordit la lèvre. La jeune fille allait-elle être troublée, vexée, qu'elle se souvienne de son prénom dans ce contexte précis ? Comme elle l'avait remarqué au début de leur échange, elle avait effectivement l'air oppressé. Craignait-elle quelque chose en particulier ou était-elle simplement mal à l'aise ? C'était ce qui arrivait parfois quand le désir de faire connaissance le disputait à la timidité. Clara en avait déjà trop fait l'expérience pour l'ignorer.
Elle décida donc de prendre les devants, de la seule manière - un léger sens de l'humour - dont elle savait user pour faire fi de sa propre réserve.

- Alors, Charlie... Que fais-tu au lycée quand tu n'as pas le plaisir d'être en mon illustre compagnie ?

Elle eut une mimique burlesque, soulignant silencieusement que son interlocutrice était libre de prendre ou pas la question au sérieux. Elle la sentait sur la défensive et était soucieuse de ne pas s'imposer ou se montrer indiscrète. Elle-même détestait qu'on s'introduise trop loin dans sa sphère privée.
Mais la question n'était pas simplement polie : non, elle était véritablement curieuse de la réponse. Ce que pouvait faire une autre "marginale" l'interrogeait véritablement, d'autant qu'elle sentait que Charlie et elle étaient loin de partager le même style de vie au lycée. Si elles n'étaient guère semblables, il était en revanche facile de voir qu'en apparences - puisque, de toute façon, c'était bien de cela qu'il s'agissait - aucune d'elles-deux n'y avait sa place.

Charlie se mit à imprimer mentalement le prénom Clara dans sa cervelle. Elle avait toujours eu du mal à se souvenir des noms, et beaucoup se trouvaient vexés lorsqu'elle les appelait "Aby" au lieu de "Juliette"... De toute manière, Clara serait un nom simple à retenir. Elle releva les yeux vers son interlocutrice qui ne semblait vraiment pas méchante.

-Et toi c'est Charlie, c'est ça ?"

Ah.Le sourire de la jeune fille descendit quelque peu. Si Clara connaissait son nom, s'était qu'elle avait entendu parler d'elle. Et c'était généralement mauvais signe. Une vague de paranoïa la submergea ; qu'avait-elle entendu ? Ses exploits de la veille ? Charlie vit Clara se mordre la lèvre. Elle avait donc remarquée que sa phrase l'avait quelque peu troublée. La jeune fille décida de sortir de son mutisme, et acquiesça lentement. Elle savait que ce n'était pas le meilleur plan pour se lier d'amitié avec quelqu'un, mais bon, était-ce vraiment le but de la manoeuvre ? Soudain, Clara lui demanda comment elle pouvait bien occuper ses journées lorsqu'elle ne déjeunait pas avec elle, tout en soulignant le fait que cette question était vierge de toute animosité avec une mimique. Charlie se remit à sourire, et passa distraitement ses doigts dans sa chevelure décolorée.

-Je me drogue, je fume, je bois, je me prostitue, et ensuite je m'auto-mutile en invoquant satan..."Dit-elle d'une voix pleine d'ironie qui ne visait pas son interlocutrice. "Non, je tue le temps comme je peux, j'écoute de la musique, j'écris et je lis. C'est certes moins intéressant que les rumeurs qui circulent sur moi, n'est-ce pas ?"

*Et je me fais baiser dans les douches.* Ajouta mentalement la jeune fille. Et voilà, elle se mit à y repenser. D'un geste distrait, elle fit glisser ses doigts coincés dans ses cheveux jusqu'à son cou, et vint caresser du bout de l'index son suçon violacé. Si seulement elle pouvait juste cesser d'y songer...

Clara vit bien que sa petite maladresse avait affecté son interlocutrice. Elle semblait tellement fragile, presque à vif.
Elle mangea un peu de purée supplémentaire en s'efforçant de faire passer les nécessités nutritives avant le luxe que semblait constituer ici la comestibilité. Le plat lui évoquait les boîtes de conserve nauséabondes que sortait son père quand le livreur de sushis se faisait attendre. Divin souvenir familial. Elle avait depuis quelques temps remarqué que ses parents ne lui manquaient pas vraiment, malgré l'enfermement. Parfois, seulement, elle aurait juste voulu avoir quelqu'un qui la prendrait dans ses bras. Ici, elle avait constamment l'impression d'être en guerre.

"Je me drogue, je fume, je bois, je me prostitue, et ensuite je m'auto-mutile en invoquant Satan..."

Loin désormais de ses considérations familiales, Clara éclata de rire. Un rire nullement affecté, qui résonna dans le réfectoire encore silencieux. Un groupe de filles assises non loin de là se retournèrent pour la dévisager en pouffant.

- Charmant programme, commenta-t-elle en souriant.

Puis elle eut un petit haussement d'épaules et répondit :

- Je ne m'intéresse pas aux rumeurs.

C'était vrai. Elle n'avait connu le nom de Charlie que par hasard - même si, l'imagination et les remarques ironiques de celle-ci aidant, elle pouvait tout à fait se faire une idée du genre de rumeurs qui courraient sur son compte. En revanche, elle fut un peu étonnée par la description pour le moins ordinaire qu'elle lui fit de ses journées. Mais pourquoi, au fond ? Elle avait été stupide de penser qu'elles puissent être si différentes. D'autant qu'il ne s'agissait pas de personnalité mais d'occupations.
Elle jeta un regard dédaigneux aux filles qui gloussaient avant de revenir à la conversation.

- Tu lis quelque chose en ce moment ?

Son menton s'était un peu relevé, comme à chaque fois qu'elle était intéressée par quelque chose. Elle commença à couper sa salade en attendant la réponse de la jeune fille.

Charlie rit doucement avec son interlocutrice. Celle-ci lui annonça qu'elle ne s'intéressait guère aux rumeurs, et Charlie se retint de dire qu'elle s'en serait douté. S'amusant à tracer une grille de morpion dans la chose appelant purée qui trônait dans son assiette, elle se mit à repenser au "sujet tabou". Son regard devint vitreux, son visage fut celui d'un cadavre pendant un certain laps de temps. Longs, court..? Elle n'aurait su le dire. Elle n'en était même pas consciente. Tout d'un coup, elle eut très froid ; Ses doigts étaient gelés. Elle n'avait aucuns souvenirs visuels de l'acte, juste des sensations. Machinalement, elle passa sa main glaciale sur son cou. "Tu es belle tu sais.". Un frisson de dégoût lui parcouru l'échine. Non, elle ne le savait pas, et ça ne l'aidait pas à y croire.
Charlie mit un certain temps avant de se rendre compte de Clara lui avait posé une question. Elle sursauta brusquement.

-Excuse moi, j'étais ailleurs. Hm, oui, donc...Je lis "Histoire de Juliette", du Marquis de Sade. C'est très...Intéressant. Ça redonne tout un sens au mot sadisme." Dit-elle avec un petit sourire. "Et toi, il est bien ton bouquin ?"

Charlie essayait de meubler la conversation, mais ses pensées étaient creuses. Une seule information clignotait dans son esprit. Elle se vengerait. Oh oui, elle se vengerait.

Clara secoua la tête pour signaler à Charlie que c'était ok. Elle n'avait vraiment pas l'air bien. "Ailleurs", oui, mais pas seulement.
Lorsqu'elle mentionna l'Histoire de Juliette et le renouveau du sadisme, Clara eut un petit sourire.

- J'imagine...

Elle n'avait pas beaucoup lu Sade, seulement un peu de Philosophie dans le boudoir pour crâner devant un groupe d'amis il y avait un ou deux ans de cela. Ce souvenir, curieusement, lui fit chaud au coeur. Elle n'était pas vraiment nostalgique de son ancienne vie mais, parfois, sa mémoire l'émouvait plus qu'elle n'aurait su le prévoir.
Revenant au moment présent, elle désigna le livre en question de la pointe de sa fourchette.

- L'anthropophagie au cinéma de 1950 à nos jours. C'est très intéressant, oui. Je n'ai pas vu la plupart des films mais ça me permet de faire une présélection, histoire d'enlever tous les navets du type trois cannibales dans la jungle attaquant des explorateurs... J'aimerais me concentrer sur des films comme Trouble every day, même si je doute qu'il en existe beaucoup de la même trempe. En tout cas je cherche quelque chose qui tourne autour du même thème, même sans de telles préoccupations esthétiques. C'est... pour un projet.

Le nez dans sa salade, Clara parlait comme elle pouvait le faire à chaque fois qu'on la lançait sur un sujet digne d'intérêt : avidement et un peu vite.
Lorsque, au mot de "projet", elle releva la tête (son interlocutrice devait la trouver excentrique, comme à chaque fois qu'elle discourait sur ces histoires de cannibalisme amoureux), son enthousiasme retomba brusquement. Une nouvelle fois, Charlie ne l'écoutait pas : c'était flagrant.
Elle eut une moue. Depuis le début de la conversation, la jeune fille lui avait semblé oppressée, et cet état semblait désormais atteindre son paroxysme. Elle n'était pas vraiment vexée - même si, il fallait bien l'avouer, elle n'aimait guère qu'on lui pose une question sans en attendre la réponse -, du moins l'embryon de contrariété qu'elle ressentait s'amenuisait au fur et à mesure qu'elle détaillait son interlocutrice.

- Ca va, Charlie ?

Les sourcils un peu froncés, Clara avait posé sa main sur celle de la jeune fille, autant pour attirer son attention que pour tenter, un peu maladroitement, de la rassurer face au danger qui semblait la menacer d'on-ne-savait-où.